Entretien avec Lorenzo Malaguerra

Pourquoi cette décision de travailler sur un texte de Samuel Beckett ?
Beckett a exploré les limites du théâtre. Son écriture concerne tout autant le corps que la voix, c'est une écriture très chorégraphique, et qui est d'une extrême précision sur tout ce qui doit avoir lieu sur scène. J'aime beaucoup cette précision, cette exigence qui est posée là et qui replace l'auteur au centre de la machine théâtrale. Beckett fait de l'écriture de plateau, au sens où on l'entend aujourd'hui ; il est en cela très contemporain, et je dirais même qu'il est très contemporain avant tous les autres. Et puis ce qu'il y a aussi dans son travail, c'est ce terrible humour, grinçant d'intelligence, qui nous expose des êtres tordus aux prises avec leur humanité, qui peut être minable ou grandiose.

Et pourquoi avoir choisi En attendant Godot ? Qui est un texte très connu mais qui n'est pas si souvent monté que cela…
En attendant Godot, aujourd'hui, n'a rien d'absurde, d'abstrait ou de théorique sur la condition humaine. En attendant Godot, c'est Sangatte, ce sont les murs devant lesquels viennent buter ceux qui vont d'un point à un autre en quête de quelque chose de meilleur. En attendant Godot, ce sont tous les no man's land de la migration contemporaine. Pour nous, la métaphore est très claire, elle est quasiment littérale. Il y a d'un côté deux êtres bloqués là, deux Africains, et de l'autre, deux Européens échappés d'un cirque ou de quelque chose de semblable et qui démontrent toute la vacuité, l'absence de sens de nos sociétés consuméristes. La rencontre est évidemment impossible : elle est affreusement drôle de parfaite absurdité. 

Vous spécifiez dans la note d'intention que «le texte sera respecté dans son intégralité, et la mise en scène n'utilisera pas de son ». Quelles sont les implications d'une telle décision, d'un point de vue de mise en scène?
Je trouve cette contrainte très intéressante, voire très agréable au bout du compte. Quand on lit une partition de Bach, il n'est pas question d'ajouter ou d'enlever des notes. Beckett ne dit rien d'autre que cela : c'est écrit comme cela et pas autrement. Cette caractéristique interroge la place centrale qu'a pris le metteur en scène depuis la deuxième moitié du XXe siècle. Le metteur en scène, dans ce cas-ci, est davantage un chef d'orchestre qu'un « créateur », un titre dont souvent les metteurs en scène on tendance à user et abuser. Par ailleurs, cette contrainte n'empêche pas de devoir trouver des solutions de mise en scène: comment représenter l'arbre ? Comment interpréter le monologue de Lucky ? De cette manière,  le « comment » prend bien plus d'importance que le « pourquoi », qui nous est donné par les instructions de Beckett. De toute manière, le « pourquoi » de Godot est infini. Je pense que de fait, l'intérêt de la pièce, pour le metteur en scène tant que pour les acteurs, est quasiment technique : résoudre des problèmes de jeu, de scénographie, de lumière.


La façon dont Vladimir et Estragon seront représentés donne au texte une dimension politique: pouvez-vous développer sur cette question ?
Comme je l'ai déjà dit, pour nous, En attendant Godot possède aujourd'hui un sens et une portée politiques très clairs. En tant qu'artistes, nous nous devons de défendre certaines valeurs fondamentales, qui sont mises à mal, ici, ailleurs, partout, à des degrés divers. Monter ce texte est aussi l'occasion de rappeler le rôle de l'artiste dans une société ouverte et démocratique.

Vous n'en êtes pas à votre première collaboration avec Jean Lambert-wild: est-ce que cette approche collective du travail vous était familière auparavant ?
Pas de cette façon-là. J'ai bien sûr des complicités avec certains collaborateurs artistiques, mais le fait de former une équipe pour construire un projet est quelque chose de nouveau qui me plaît beaucoup. Avec Jean, nous avons très vite découvert une vraie complicité bien que nos caractères soient très différents. Je me réjouis vraiment de cette collaboration sur En attendant Godot car je pense qu'elle permettra d'exploiter le meilleur de chacun de nous. J'aime beaucoup la direction d'acteurs, et je suis très sensible à la façon dont Jean habite le théâtre. C'est quelqu'un de tout à fait unique dans le paysage francophone : pour lui, il n'y a pas de limites, toutes les hypothèses sont ouvertes, et cela donne des objets théâtraux qui sont gorgés de poésie et d'étrangeté. Ce qui nous réunit, je crois, c'est notre envie de faire cohabiter sur le plateau une très grande douceur et une très grande violence. En un mot, nous aimons l'un et l'autre la tragédie !

Jean parle de sa «famille de théâtre», et cette approche est au cœur et de son travail et de son projet poétique. Comment cela s'inscrit-il dans votre propre projet artistique ?
Je pense que quand Jean parle de famille, il désigne des personnes qui ont en commun non pas des esthétiques, mais une très grande exigence et une haute idée du théâtre. Sa programmation à la Comédie de Caen en témoigne. La différence entre nous est que Jean construit une œuvre, qu'il accomplit de façon méthodique. Je ne me considère pas aussi visionnaire ! Par contre, je pense avec lui que le fait de trouver des camarades, de travailler avec eux dans une grande fidélité est peut-être la seule façon de mener un projet artistique cohérent. Et c'est là que j'ai des choses à apprendre de la façon dont Jean travaille : il a compris que le metteur en scène n'est pas un créateur mais que ce qui créé l'œuvre est tout à la fois un ensemble de personnes, d'objets et de mots, sur et en-dehors du plateau.

Il me semble qu'au sein de ce projet réside aussi l'idée que le spectacle soit «nomade», qu'il puisse être adapté à une variété de plateaux et d'espaces. Est-ce important pour vous? Et est-ce que cela signifie que le spectacle pourra être créé au Théâtre du Crochetan et à la Comédie de Caen ?
On vit une période de grande crise, du moins en France, un peu moins en Suisse. Il est important que les productions prennent en compte la diminution drastique des moyens tout en garantissant une très bonne qualité. Nous sommes dans cet esprit-là avec ce projet. Il est à la fois ambitieux et économique. Le fait de jouer sur des plateaux différents fait aussi partie de l'enjeu : permettre à des salles plus petites de programmer un spectacle d'envergure et aux grandes salles d'accueillir un spectacle adapté à leur taille. Le projet s'est construit autour de questions poétiques et économiques, l'un n'étant pas l'ennemi de l'autre. Et puis, tout comme les personnages d'En attendant Godot, nous sommes des êtres en transhumance.

Propos recueillis par Eugénie Pastor le 18 avril 2013