Entretien avec Lorenzo Malaguerra

 

Richard III – Loyaulté me lie - est le troisième projet que vous montez en collaboration avec Jean Lambert-wild. C’est en outre la deuxième fois que vous le dirigez en tant qu’acteur. Quels sont, pour vous, les défis à relever dans cette tâche qui consiste, en partie, à intégrer une esthétique qui est celle de Jean Lambert-wild ?

J’aime cette façon collaborative de travailler, que je trouve saine et qui permet de ne pas placer son ego au mauvais endroit. Je crois en outre qu’il est beaucoup plus efficace de mettre ses forces là où elles ont les meilleures chances d’être utiles. Je me sens à l’aise dans la direction d’acteurs, beaucoup plus d’ailleurs que dans la scénographie. Et diriger Jean Lambert-wild est un réel plaisir car c’est un acteur d’une très grande souplesse et qui a également de la puissance.

De quelle façon votre vision, votre « voix », en tant que metteur en scène, s’inscrivent-elles dans ce projet ?

N’étant pas sur le plateau, je suis à même de contribuer à ce que le spectacle soit le plus cohérent possible. En amont des répétitions, Jean et moi conversons beaucoup pour partager sur notre vision respective du texte, le sens qu’il y a à le monter aujourd’hui. Nous vérifions ensemble les éléments qui sont susceptibles de fonctionner, et ceux qui ne le sont pas. La force d’une vision partagée est sans doute l’une des grandes qualités de notre union..

Apres En attendant Godot, il s’agit ici de votre seconde adaptation d’un classique : quel est votre rapport au texte de Shakespeare ? Et votre rapport à l’histoire que raconte Shakespeare?

Seul, je n’ai quasiment travaillé que des Classiques, qu’il s’agisse de Claudel, Sophocle, Shakespeare déjà ou encore Koltès, que je considère comme un Classique, puisqu’il s’inscrit dans une grande tradition théâtrale. Richard III m’apparaît comme une pièce totalement folle, où bon nombre de situations de jeu appartiennent à une réalité qui m’est très éloignée. Je ne doute pas qu’on puisse y projeter beaucoup de références actuelles – le fait que l’exercice du pouvoir dérègle la raison, par exemple – toutefois, chez Shakespeare, le dérèglement est antérieur au début de la pièce. Il n’y a en quelque sorte qu’une gradation de l’horreur. L’une des dimensions absolument fascinantes de cette pièce, ce n’est pas tant l’idée que le pouvoir corrompt, mais le fait qu’exercer du pouvoir permet de corrompre. Le renversement est total. Chez Shakespeare, le pouvoir est ce qui donne à son personnage la faculté d’une liberté absolue, dans son rapport aux autres et dans son rapport au langage.

Quels sont, selon vous, les principaux défis à relever dans le fait de traduire et d’adapter le texte original ? Comment faire vôtres les mots de Shakespeare, construire une version du texte qui puisse s’inscrire dans l’esthétique et la poétique si particulières de Jean Lambert-wild ?

Il y a quelques années, en 2008, j’ai monté Roméo et Juliette, en collaborant avec Yves Sarda pour totalement retraduire le texte. De ces séances de traduction, je garde en moi le génie de cette écriture qui, non seulement produit des métaphores saisissantes, mais où la sonorité même des mots et des phrases éclaire la situation théâtrale. Il est extrêmement difficile de rendre cela en français. C’est pourquoi je pense qu’un poète doit intervenir dans la traduction, pour trouver les équivalences de ces fulgurances. Pour tout dire, il est essentiel que Jean Lambert-wild accompagne le travail de traduction : je trouve vraiment intéressant que le personnage de Richard III écrive lui-même son texte, si je puis m’exprimer ainsi. J’ai le sentiment que c’est de cette façon que Shakespeare a écrit cette pièce: Richard III est un esthète, dans ses actes, dans sa pensée, dans sa parole.

S’agit-il d’un défi de ne diriger que deux acteurs pour représenter tous les personnages qui peuplent la pièce originale ? Et comment travaillez-vous avec les « fantômes » qui hantent votre version ?

J’ai l’impression que de n’avoir que deux interprètes pour cette adaptation est une excellente idée. Un comédien pour interpréter Richard III, et une comédienne comme écho déformant des fantasmes du premier. Je pense que cela offre beaucoup de clarté à cette pièce foisonnante. En outre, s’il n’est pas possible d’embaucher une quarantaine d’acteurs pour représenter une quarantaine de personnages, je pense alors qu’il faut savoir être radical dans l’autre sens. Élodie Bordas est une actrice qui est capable de tout jouer, sans pour autant se métamorphoser du tout au tout. Il ne s’agit pas ici de faire un numéro de transformisme, mais plutôt d’incarner le cauchemar récurrent de Richard. C’est une posture d’actrice très difficile à tenir. Bien sûr, nous allons nous attacher à mettre en place des codes simples et lisibles pour chacun des personnages qu’elle interprétera. Mais ce qui est essentiel, c’est qu’Élodie Bordas comme Jean Lambert-wild doivent être synchrones dans la grande tempête de folie où la pièce bascule peu à peu.

Comment travaillez-vous avec la technologie ? Est-ce un élément avec lequel vous avez l’habitude de travailler? Comment s’inscrit-elle, visuellement, dans votre approche du plateau et des dynamiques dramatiques ?

L’aspect technologique du spectacle est le domaine de Jean Lambert-wild. Puisque la technologie fait partie de notre quotidien, il n’y a pas de raison qu’elle ne fasse pas aussi partie du théâtre. Le seul problème de la technologie sur scène, c’est qu’il lui faut être plus forte que les acteurs pour ne pas être ridicule, pour ne pas sonner faux ou superfétatoire. En outre, et c’est un point important, elle est chronophage. Pour ne pas sombrer corps et biens, il est essentiel de prendre en compte la place et le temps qu’elle occupe dans les répétitions. 

Ce qui est à mon goût important, dans la façon dont Jean Lambert-wild utilise la technologie, c’est qu’elle crée de l’étrangeté et ajoute une étonnante dimension archaïque au spectacle. Il s’agit réellement d’une technologie théâtrale, et pas seulement de machines qui se superposent au théâtre. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle beaucoup de temps est consacré à sa bonne finition. Dans cette idée de fête foraine que nous explorons dans cette adaptation de Richard III – la fête foraine qui est par définition le lieu de tous les possibles – les fantômes technologiques font partie intégrante de la machine festive qui unit à la fois l’imaginaire, le toc, le criard et l’élégance du clown.

Comment concevez-vous le principe de collaboration qui préside à tous les projets de Jean Lambert-wild ? Quels sont, pour vous, les points importants de ce principe de collaboration, et est-ce un format auquel vous êtes vous-même habitué ?

Le point important est qu’un spectacle de théâtre est une entreprise collaborative. Même lorsqu’on est seul à mettre en scène, on expérimente avec cela. Sans nécessairement parler de collectif, je trouve beaucoup plus intéressant de se mettre à plusieurs pour réfléchir à un problème. C’est selon ces procédés que la science fonctionne, et de la même façon le théâtre s’apparente à une démarche qui pose des hypothèses théoriques que le plateau vérifie. Je trouve cette démarche collaborative – telle que je l’expérimente avec Jean et son équipe – bien plus riche qu’une approche qui privilégie un démiurge solitaire, ce qui a fait la tradition du metteur en scène le siècle passé.  

 

Propos recueillis par Eugénie Pastor, avril 2015.