Entretien avec Jean Lambert-wild

Mon amoureux noueux pommier est l'histoire d'un arbre. Pourquoi un arbre ?
En premier lieu, parce qu'il s'agit d'un signe, d'un symbole commun à la civilisation occidentale : de penser la généalogie comme un arbre, à partir de l'arbre de Jessé. Ensuite, c'est que j'ai une certaine empathie pour les arbres. Il y a une grâce particulière dans les arbres : ils sont extrêmement fragiles, ils ne peuvent pas bouger, ne peuvent se déplacer. Et en même temps, quoiqu'enracinés dans la terre, leurs spores, leurs rejetons vont plus loin qu'eux. Ce qui est intéressant dans cette immobilité de l'arbre, c'est le fait que sa descendance doive aller plus loin. Un arbre est une fixité, et pourtant il y a du mouvement : les branches bougent, abritent de la vie, des histoires. Nous sommes des êtres qui se meuvent ; mais en même temps nous restons là. Nous ne pouvons rester que sur cette planète : nous bougeons beaucoup en espérant que notre descendance ira plus loin ! Les racines aussi me fascinent, la sève… L'idée de la chlorophylle est extraordinaire ! Notre corps n'a pas la capacité de créer cet échange d'énergies incroyable qu'est la photosynthèse ! On ne peut se nourrir du soleil. Enfin, l'arbre est une figure intéressante pour des enfants. Il évoque le père, la mère, l'adulte. D'ailleurs, les ancêtres sont souvent comparés à des arbres : on dit de quelqu'un qu'il était « un chêne ». Cette image possède un potentiel de puissance poétique cathartique incroyable.

La figure de l'arbre évoque l'idée des racines, de la terre : est-ce lié au lieu où l'on naît, grandit, et qu'on emporte avec soi, comme la pomme qui roule, nourrie de cette terre de laquelle elle est née…
Il n'y a pas que ça. Il y a aussi le côté obscur des racines, le fait qu'elles soient comme des pieux qui s'enfoncent dans l'inconnu. Les racines sont des antennes, des yeux, ce sont des mains, quelque chose qui nous accroche. Plus que la question de l'origine, de la terre et du retour à la terre, ce que j'aime dans les racines, c'est qu'elles constituent une part cachée qui nous maintient quelque part. Un corps sans racines est un corps qui se délite. Quand on compare une feuille d'arbre à une représentation de la structure nerveuse d'un corps humain, on découvre qu'elles opèrent sur le même principe : ce sont des réseaux de galeries, à ce détail près que les nôtres restent invisibles tout en nous retenant à quelque chose. 

Voici la façon dont les racines construisent le vivant. Que dire alors de l'influence des éléments extérieurs qui façonne un arbre, le rendent noueux ?
Les personnes âgées aussi sont noueuses. On est noueux, parce qu'une vie, ce sont des cicatrices, de la fatigue. Une douleur fait une ride, une joie en fait une autre. Et l'arbre, c'est du vivant ! Il connaît les mêmes accidents. Il vieillit, souffre, fait l'expérience de sècheresses… La sculpture d'un arbre, c'est la sculpture de sa vie, tout comme la sculpture d'un corps est la sculpture de la vie d'un corps. Un corps évolue, et cette évolution se transmet de génération en génération. C'est la même chose pour les arbres : une graine contient en elle l'histoire de ce qui lui a permit d'exister. Je suis particulièrement ému par les châtaigniers, ces arbres qui peuvent être centenaires. Quand on en rencontre un, c'est très émouvant : ils sont noueux, de la vie est passée par là, ils se sont battus pour être là. Dans L'Ombelle du trépassé, je parle de ceux qui veulent «vivre sans la douleur de vivre». C'est quelque chose dont un arbre ne peut faire l'économie : un arbre ne peut pas bouger, donc si la foudre tombe sur lui, et bien la foudre tombera sur lui, il ne pourra pas l'éviter. Il est enraciné à son destin. 

Je lie cette idée de la transmission aux effets de métempsycose que vous souhaitez durant le spectacle entre la narratrice, l'arbre et la pomme… pourquoi ce même visage qui revient ?
Ce que j'aime au théâtre, c'est le côté merveilleux : on vous raconte une histoire, et soudain la narratrice devient l'objet de cette histoire, tout en étant toujours elle même. Cela créé de la catharsis, en réconciliant deux irréconciliables : un élément végétal et un élément animal. 
Il s'agit de nous laisser penser que nous ne sommes pas forcément condamnés à notre enveloppe… Et puis quand on est un enfant, on a envie d'être un arbre. Sa force, sa majesté, être capable de défier le temps.

Pour Comment ai-je pu tenir là-dedans, vous aviez déjà collaboré avec Stéphane Blanquet. Y a-t-il quelque chose, dans son esthétique, qui vous inspire ces spectacles jeune public ? 
C'est plutôt que j'ai des fidélités. Je travaille depuis quinze ans avec Jean-Luc Therminarias, par exemple. Ces gens sont ma famille ! Je n'ai pas besoin de changer tout le temps. Il y a des gens avec qui je m'entends bien, avec qui je travaille bien, nous sommes amis, et nous avons envie de défendre des idées communes : allons-y ! C'est ça, une compagnie, c'est cela le théâtre. Ce n'est pas un homme tout seul, mais une compagnie d'individus qui travaillent ensemble. 

Vous évoquiez les transformations dont Chiara Collet fera l'objet au cours du spectacle : comment pousseront les branches, comment naitront les oiseaux ?
Par un système de métempsycose à combinaisons, un vieux procédé optique utilisé dans la magie auquel j'ajoute une invention qui permettra des transitions et des fondus enchainés étonnants. C'est toujours cette idée qui m'est chère d'un théâtre du merveilleux. Quant au travail de Chiara Collet, il s'agira pour elle de rechercher comment créer du mouvement dans sa fixité, une dimension essentielle pour que le procédé technique fonctionne. Le mouvement est fondamental, parce qu'il y a de la vie : un bras peut être le début d'une branche, une colonne vertébrale est peut-être un tronc. Mais comme elle sera un arbre, elle restera plantée… Il y a encore une fois, cette question du point d'appui, une question qui continue de m'intéresser théâtralement.

Pourquoi est-il si important que vous racontiez cette histoire de transmission à des enfants, en évoquant cette dimension tragique de l'existence ? 
Ce n'est pas tragique ! L'existence n'est pas tragique ! Les enfants doivent faire l'expérience, et ils le feront assez tôt, de la mort. Et de cette expérience là, beaucoup de joie, de vie, peut éclore. Ce n'est pas détestable de mourir, c'est ainsi. Tout ce qui touche à de telles questions : qu'est-ce que vivre, qu'est ce qu'une naissance, qu'est-ce qu'une génération, qu'est-ce qu'une transmission, est un principe d'éducation. C'est drôle de savoir qu'une pomme contient en elle un pommier. En outre, les enfants ont des questions, beaucoup de questions. Ils n'attendent pas forcément de réponses, mais ils attendent que les questions qu'ils posent puissent s'inscrire dans l'enchaînement de celles que nous avons. Nous n'avons pas de réponse à apporter. Si on essaie de chercher une réponse avec eux, même si elle n'est pas satisfaisante, il y a quelque chose qui se met en branle. Ils comprennent bien que cette question, nous nous la posons aussi, et un dialogue est donc possible. C'est ce qui m'intéresse dans un spectacle comme Mon Amoureux noueux pommier : le fait que les enfants ne trouveront pas de réponses à leurs questions, mais qu'ils puissent comprendre qu'elles s'inscrivent dans la chaine des questions que les adultes se posent. Ils vont comprendre aussi que le monde des adultes essaie de s'en sortir en construisant des signes, des symboles, des mythes, des fables, pour essayer d'expliquer l'inexplicable, dire l'indicible, montrer l'immontrable, rendre sensible l'insensible, d'expliquer le chaos, l'immensité … Et ce qui est intéressant dans un spectacle pour enfants, c'est que les parents qui voient le spectacle comprennent que les questions de leurs enfants ne sont pas à séparer des leurs. Tant qu'on se pose des questions on vit ! Est-ce que la vie est une question ? Quelle est la question d'un pommier, quelle est la question de la pomme ? Quelle est celle de l'oiseau qui vient manger une pomme ? Celle des feuilles qui quittent un arbre, celle de l'ombre d'un nuage qui passe au-dessus d'un pommier ? Ces éléments posent eux aussi, forcément, des questions, parce qu'ils vivent. J'aime les questions des enfants, car ce rapport de questionnement est ce qui construit la poésie. 
 

Propos recueillis par Eugénie Pastor
21/09/2011