L’incandescence d’un chant _ Texte de Frédéric Révérend

Job est, avant tout, un grand poème chanté. Dans l’Antiquité, époque d’où il provient, le texte de Job n’était pas seulement dit à voix haute, mais chanté, accompagné de musique. C’est pour cela qu’un poète-chanteur d’il y a plus de 2500 ans l’a composé et transmis.

Si nous étions archéologues, ou antiquaires, nous tenterions peut-être une reconstitution de ce medium. Mais là où la musique contribuait à favoriser son écoute, là où la versification aidait à la compréhension et à la mémorisation, n’y aurait-il pas le risque d’en rajouter dans l’étrange et l’abscons ?

Or, le principe du parlé-chanté était familier aux hommes de l’Antiquité, et c’était justement grâce à lui que l’oeuvre pouvait se répandre, devenir familière à tous.

Il s’agit donc pour nous, non de reconstituer, mais de réinventer cette dimension. Pour cela il nous faut passer par une forme d’expression qui ne soit pas semblable mais analogue, donc à la fois populaire et savante, et qui puisse naviguer sur des émotions rythmiques et musicales.

Pour retrouver la motricité de ce texte, pour lui rendre la capacité de nous faire traverser les horizons et les vertiges qu’il propose, nous devons mettre du vrai vent dans nos voiles, embarquer avec nos propres questions, décaper les images rouillées, refuser le joli de la patine, ne pas dériver dans la nostalgie, ni stationner devant ce texte sans y entrer, comme devant une pyramide.

Nous avons d’abord reparcouru le texte afin d’en établir une sorte de première cartographie, un «visuel». Pour le résumer avec des mots, il se compose de 21 discours. Le premier est celui de Job, le dernier est celui de YHWH (Dieu). Il y a 10 discours de Job et un seul de YHWH (Dieu). Chaque discours de Job alterne avec le discours d’un de ses amis Elifaz, Bildad ou Sofar, et trois fois chacun dans cet ordre, avant qu’Elifaz
soit remplacé par Elihou, et que YHWH ait le dernier mot, là où Job avait eu le premier.

À ces premières règles que l’auteur s’est données, s’ajoute une des formes majeures de la stylistique biblique : le chiasme.

Pour comprendre ce qu’est un chiasme, il faut imaginer qu’on prend une feuille de papier et qu’on la plie horizontalement en 2 avant d’écrire. Il représente la totalité virtuelle du texte.

La première ligne que l’on écrit tout en haut de la feuille doit résonner, répondre ou rimer avec la dernière que l’on écrit tout en bas.

La seconde avant l’avant dernière, et ainsi de suite... Ce qui est dans la pliure reste seul, autonome, sans autre vis-à-vis. C’est le moment maximal d’intensité, ou de signification, le coeur du chiasme.

Le livre de Job commence par un récit cadre mettant en scène YHWH, Satan et la cour céleste, et c’est avec la reprise de ce récit cadre qu’il se termine. Ensuite vient le premier discours de Job, ainsi placé en vis-à-vis de celui de YHWH.

Chaque discours suivant trouve de même son vis-à-vis, suivant les règles d’une suite mathématique. Les discours de Job ne trouvent jamais d’autres échos que des discours de Job, sauf à la fin où YHWH prend enfin la parole.

Nous avons décidé de traduire quelque chose de cette structure dans la conception même du spectacle. L’autre décision prise a été de nous concentrer sur les seuls discours de Job et de les donner entièrement à entendre.

Une méthode s’est assez vite mise en place. Nous travaillons sur un seul chapitre à la fois, en suivant la progression des discours et en tenant compte du chiasme.

Je lis et étudie attentivement le texte hébreu, chapitre après chapitre. Mais il y a déjà, dans ce texte original, de nombreuses incertitudes, des
contestations, des erreurs de transcriptions transmises au fil des âges, des corrections tardives, et pour finir, des compréhensions variables de telle ou telle image, ou de telle ou telle idée.

Les traductions publiées (LaPléiade, Chouraki, La TOB, La Bible des Écrivains, Segond, Zadoq Kahn etc.) sont très souvent en désaccord entre elles. Je tente ainsi de frayer un chemin dans cette jungle et d’établir une première traduction qui privilégie la marche en avant plutôt que l’enlisement dans le mystère et les délices des ambiguïtés de notre matériau de travail.

Car le problème du dramaturge, c’est aussi de trouver à quelle expérience humaine précise et partageable renvoie le texte. J’essaie ainsi
dans cette première traduction de ne pas perdre le fil de chaque discours au gré des métaphores, pour pouvoir faire apparaître ses vraies ruptures et en sentir la fièvre.

Un autre choix est celui de convertir certaines images, comme on convertit une monnaie. Je remplace parfois des références au monde agricole ou à la société du temps, non pas tant parce qu’elles sont difficiles à comprendre pour un public actuel que parce qu’elles ne nous touchent plus de la même façon viscérale dont elles touchaient le public de ce temps.

À ce stade du travail, il s’agit d’établir un premier document, le plus fidèle au texte et le plus stimulant possible pour sa réécriture. Cette première traduction est ensuite commu-niquée à Dgiz, ainsi qu’à Jean.

Dgiz la lit et se familiarise avec elle. Puis nous nous revoyons pour que je lui parle du passage et que je m’efforce de déplier les sens et les
résonances diverses qu’il recèle. Nous buvons du thé, nous mettons de la musique. Il griffonne, questionne. Puis il me dicte, bribe par bribe, une nouvelle version de cette traduction, compréhensible pour un très large public et déjà scandée.

Au fur et à mesure que nous en parlons, le paysage s’éclaircit et Dgiz s’approprie peu à peu les sensations et les pensées de Job, tout en s’efforçant de continuer à parler sa propre langue. Nous échangeons des images, des formules. Naît, chapitre après chapitre, une seconde traduction. Un peu
comme quand un musicien reprend le morceau d’un autre et le transpose pour pouvoir en donner son interprétation.

En passant par son vocabu-laire, sa façon de versifier, je crois que Dgiz rencontre sans doute les expériences de sa vie propre, les questions touchant au destin, à l’innocence, à l’espérance et à la désespérance, et à la vraie consistance du malheur. Après plusieurs relectures, corrections, réécritures
ensemble, nous finalisons donc une seconde traduction.

Cette seconde traduction est ensuite lue par Jean qui la questionne et nous suggère des points à reprendre, ou de nouvelles formulations. Ce texte revu est communiqué à Jean-Luc Therminarias et s’enchaîne alors le travail proprement musical. Le texte va être remis à l’épreuve et porté à incandescence ou modifié, pour créer une parole qui soit autant chant que poème.