L’œil que je suis

 

« Le visage de notre temps refuse l’échec. Il s’est figé dans un sourire désespérément seul. Il n’a pas d’enflure de haine. Il n’a pas d’enflure de joie. C’est un sourire médiatique qui exploite l’homme et le reflet de l’homme. Il ne titube jamais sur scène. Il ne vomit jamais en coulisse. Il connaît son auditoire et marche délibérément vers lui. Dans les yeux de tous les spectateurs, on lit cette satisfaction méprisable de reconnaître celui qui s’avance. Ils reconnaissent son nom. Ils reconnaissent sa voix. Ils reconnaissent son visage. Dans ce jeu de sidération, plus personne ne bouge… Plus personne ne meurt… Plus personne ne vit. Mais, de jadis à aujourd’hui, le théâtre fut la boussole des naufragés qui cherchent, dans la brume ou l’arc-en-ciel, le masque qui leur servira de radeau. Vivre et mourir, c’est échouer d’un rivage à un autre. C’est, au-delà des yeux, lire ce qui n’a pas de nom, ce qui n’a pas de voix, ce qui n’a pas de visage. C’est rêver et veiller à être une feuille de vent qui se promène au printemps. »

Voici la protase de mes rêveries scéniques. Mais revenons au sujet de notre exposition: Le metteur en scène et ses doubles.

Si en 1903 André Antoine écrit dans sa Causerie sur la mise en scène

 « Aussi bien, la mise en scène, il faut le redire, est-elle un art qui vient de naître… » Devrions-nous écrire aujourd’hui « Aussi bien, la mise en scène, il faut le redire, est-elle un art qui vient de disparaître... »

Et si finalement, le double du metteur en scène, ne serait autre que le fantôme de sa disparition ? C’est un peu brutal, j’en conviens. Mais souvent la brutalité d’un déplacement ajuste l’optique de la scène.

 

Causons donc un peu !

L’ordre des savoirs et des possibles a éclaté sous l’effet d’un accroissement des connaissances et des techniques qui semble devoir se poursuivre encore longtemps. De plus, chaque extension d’une technique réduit et condamne le métier dont elle est issue en s’imposant comme le processus idéal qui répondra à son aboutissement. Le progrès, en améliorant les moyens de productions, en perfectionnant les connaissances, devient sans compassion le fossoyeur de coutumes, de savoir-faire et de pratiques. 

Ainsi les automobiles ont remplacé les chevaux et, dès lors, l’hégémonie d’hier des maréchaux-ferrant, des palefreniers, des bourreliers, des cochers, des selliers, des carrossiers n’est aujourd’hui qu’une nostalgie au bord des chemins. Bien-sûr certains essayèrent de résister, d’autres de s’adapter. Ce fut le cas des carrossiers qui fabriquèrent des habitacles en bois pour les automobiles. Mais il ne reste de leur acharnement que l’épitaphe d’une gloire perdue dont seul le nom reste attaché à la tôle de nos voitures.

Il est intéressant de connaître la technique de référence du métier de metteur en scène. Je l’associe, pour ma part, aux dispositifs de vision offerts par les nouveaux jeux d’orgues à gaz, remplacés rapidement par ceux de la fée électrique, qui permirent toute une chimie scénique nouvelle allant du naturalisme au féérique. Pour maitriser cette chimie, il fallait un chimiste. Un spécialiste de la vision. Ce fut le metteur en scène. Au fil du temps, les dispositifs de vision ne cessèrent de se modifier, de s’accroître, de se multiplier, de fondre le temps et l’espace, condamnant le metteur en scène à n’être que le chimiatre d’un environnement saturé d’informations.  Peu à peu, il perdit sa capacité d’observation et son pouvoir de dissocier le profane et de signifier le sacré. Confronté à la transformation de son environnement, le metteur en scène allait-il disparaître et rejoindre la longue liste des métiers disparus ? Crieur des morts, vélineur, cardeur, épinceur de pavés, hercheur, trouveur, ployeur, étêteur, empercheur, herbilleur,…C’était sans compter sur ses capacités d’adaptation. Le metteur en scène est devenu un régisseur, un animateur, un alaigneur, un inducteur … 

Parfois, s’alliant à la bourgeoisie qui cherchait de nouvelles perspectives dialectiques pour comprendre les mutations de son temps et ainsi se rassurer sur l’organisation future de sa gouvernance, il sût trouver les moyens de son expression. Il sût « se mettre en scène » ! 

Cela aurait pu continuer ainsi longtemps dans une dioptrique politique critique si une pensée unique ultra-libérale abusant puis instrumentalisant nos regards par une corruption des médias et une subornation des médiums, n’avait troublé la focale de ce que regarde le théâtre : Fonder une communauté. 

Le metteur en scène est alors devenu un chimiste inutile, un ophtalmologiste d’illusions utopiques dépassés. Car, vous me l’accorderez, il est difficile de concevoir un métier au cœur d’un dispositif de vision, si dans le même temps une idéologie met en oeuvre tout ce qui est en son pouvoir pour nous rendre individuellement aveugles et collectivement impuissants.

Dans cette logique de politique ultra-libérale, ne subsisteront que des fêtes populaires, des performances, des émergences, de l’art individuel ce qui condamnera le metteur en scène car son statut est intiment lié à la volonté d’associer des regards et à celle de convoquer des communautés. Enfin, se croyant protégé par son alliance avec une bourgeoisie elle-même déclinante, le metteur en scène rassuré par l’embonpoint d’un siècle d’anthropophagie,   oublia de développer les modèles de sa reproduction, de son évolution et donc de sa survie.

Malgré ce triste constat, je crois qu’une nouvelle mutation du rôle et du genre de ce que l’on nomme encore : metteur en scène est possible. Elle est l’une des résistances de la fable d’être homme.

 

Causons donc un peu !

Les mutations de nos espaces sociaux, économiques, géographiques et techniques ont bouleversé les grands principes de convocations et surtout le temps disponible à ces convocations. Le rituel de la convocation au forum laïc du vivant, pour ne pas dire au théâtre, a désormais autant d’entrées possibles que d’individus qui y participent et qui le composent. C’est ce que j’appellerai l’effet blast auxquels sont confrontés tous les espaces médiumniques minoritaires dans un monde médiatique coercitif. Cet effet blast a plusieurs conséquences dans les nouvelles pratiques artistiques, mais a aussi, des conséquences sur les orientations futures des politiques culturelles.

Voici à mon sens les plus importantes :

-  La fragmentation des intentions, des pratiques, des individus

- L’interpolation et la fusion de disciplines auparavant uni-médiumniques dans de nouvelles chaînes disciplinaires multi-médiumniques. Cette fusion du vivant des arts rend délicate son analyse et sa critique, car ces mutations des chaînes de nos disciplines sont régulières et souvent inachevées.

- L’accélération des dispositifs de narration et de représentation, mais aussi la soudaine apparition et la toute aussi soudaine disparition des groupes et des individus qui y travaillent.

- La dissémination des pratiques et de leurs réflexions sur l’ensemble des territoires géographiques  qui sont et réels et virtuels. L’on ne peut plus dire aujourd’hui qu’il y a un espace du dehors et du dedans de l’art, mais bien un « danshors » qui va du réel au virtuel.

Ce monde complexe génère des outils complexes qui devraient nous permettre de nous orienter ou encore de nous offrir une lecture du temps. 

Hors, l’étude d’une montre à complication, qui sur un axe développe des temps associés et pourtant différenciés, nous démontre que son fonctionnement reste pour l’utilisateur très mystérieux, comme il l’est aussi pour son créateur, car il n’y a pas de phénomènes physiques qui puissent nous décrire d’une façon intelligible cette abstraction, œuvre d’une main et d’un cerveau avant tout sensibles. Nous voyons aujourd’hui surgir des générations individuées et orphelines de plus en plus rapprochées et de plus en plus opposées qui tour à tour démontent cette montre, en examinent chaque mécanisme et essayent d’en comprendre la logique critique en se défiant de ses rouages. L’inquiétude précise alors le questionnement : Pourront-ils la remonter ? Pourront-ils alors nous donner une nouvelle lecture de notre temps ? Les institutions ont ici un rôle important à tenir en raccordant et en raccommodant la tradition et l’innovation. Car toutes les questions esthétiques sous-tendent la question des organisations politiques qui en favoriseront l’éclosion. Il est trop tôt pour dire si cet effet blast est une résistance biologique, technique, politique et artistique à un milieu coercitif où la culture et l’art sont des biens comme les autres ; ou si cet effet blast n’est que le point culminant de destruction des rituels et des espaces de liberté. Devant cette incertitude, nous n’avons pas d’autre choix que d’être confiants en l’avenir et de laisser au présent sa nécessité de rencontrer son passé en marchant vers l’avenir. Le système coopératif me semble la forme la plus adaptée pour permettre cette marche, ces dialogues, ces échanges et, à l’inverse, tous les systèmes de formation ou d’enseignement qui réduisent ou contraignent la biodiversité des esprits sont condamnables, dépassés et immobiles. Il faut, au centre de nos institutions, admettre et permettre que les éléments les plus exogènes participent à l’architecture de nos disciplines. Il faut, au fond de nos regards, admettre et permettre que les aberrations géométriques qui en sortiront soient les points d’appuis de nos futures luttes et de nos futurs rassemblements.

Dans cette perspective le metteur en scène pourrait  devenir un « intricateur » d’une nouvelle réalité. Qu’est ce qu’un intricateur ? Ce mot n’existe pas. C’est une proposition que je fais. Elle s’inspire de l'intrication quantique qui est un phénomène observé en mécanique quantique où l'état quantique de deux objets doit être décrit globalement, sans pouvoir séparer un objet de l'autre, bien qu'ils puissent être spatialement séparés. Le metteur en scène pourrait donc être l’intricateur entre l’individu et sa communauté. Entre l’espace et son temps, entre un cri et son silence… L’œil que je suis, puisque c’est le titre de mon intervention, est un mouvement d’intrication du mort vers le vivant. J’expérimente sur moi même une pédagogie pour cela.

J’ai trouvé le mouvement de cette pédagogie dans ce passage de la dioptrique de Descartes, que mon père m’avait lu, puis illustré pour former ma conscience. Tous les jours, je remercie ce pédagogue bricoleur de m’avoir appris à être l’artisan de ma liberté. 

Je vous en laisse faire l’expérience :

« Si, prenant l’œil d'un homme fraîchement mort, ou, au défaut, celui d'un bœuf ou de quelque autre gros animal, vous coupez dextrement vers le fond les trois peaux qui l'enveloppent, en sorte qu'une grande partie de l'humeur M, qui y est, demeure découverte, sans qu'il y ait rien d'elle pour cela qui se répande; puis, l'ayant recouverte de quelque corps blanc, qui soit si délié que le jour passe au travers, comme, par exemple, d'un morceau de papier ou de la coquille d'un œuf, RST, que vous mettiez cet oeil dans le trou d'une fenêtre fait exprès, comme Z, en sorte qu'il ait le devant, BCD, tourné vers quelque lieu où il y ait divers objets, comme V, X, Y, éclairés par le soleil; et le derrière, où est le corps blanc RST, vers le dedans de la chambre, P, où vous serez, et en laquelle il ne doit entrer aucune lumière, que celle qui pourra pénétrer au travers de cet oeil, dont vous savez que toutes les parties, depuis C jusques à S, sont transparentes. 

Car, cela fait, si vous regardez sur ce corps blanc RST, vous y verrez, non peut-être sans admiration et plaisir, une peinture, qui représentera fort naïvement en perspective tous les objets qui seront au dehors vers VXY, au moins si vous faites en sorte que cet œil retienne sa figure naturelle, proportionnée à la distance de ces objets : car, pour peu que vous le pressiez plus ou moins que de raison, cette peinture en deviendra moins distincte. 

Et il est à remarquer qu'on doit le presser un peu davantage, et tendre sa figure un peu plus longue, lorsque les objets sont fort proches, que lorsqu'ils sont plus éloignés. »

C’est donc ainsi que je perçois mon travail d’intricateur. J’essaye d’être l’œil mort des vies qui m’entourent, distribuant des signes à mes amis pour que nous composions ensemble des peintures naïves qui sont les perspectives de nos joies et de nos tourments. Le théâtre, parce qu’il est l’art du déploiement des signes, permet d’y associer une problématique. Un marqueur sensible qui rendra nos pareïdolies critiques. Il pourra aussi peser sur la mémoire de notre réalité et la faire correspondre au réel immédiat auquel nous nous confrontons. Ce qui est important c’est de rendre reconnaissable sur une scène cette expérience du réel. C’est de faire l’expérience d’un vrai insaisissable. Ce théâtre est toujours transitoire, il est la détermination volontaire que notre chaos s’affirme en face de l’infini. Ici s’écrit un théâtre, qui par son art de la dépossession, restera l’œil libre de nos futurs rassemblements.

 

Ce texte fut publié dans la revue frictions N°20 http://www.revue-frictions.net/doku.php/numero20