La théorie de la bicyclette

 

Mon cher Jean- Pierre

Lorsque étourdi par les incuries d’une époque où les hommes ne savent plus ce qui s’adresse aux hommes, lorsque les dieux eux-mêmes s’incarcèrent dans le verbe d’une souffrance, lorsque dire un poème devient une plaie à l’oreille du monde, lorsque l’urgence n’est plus que l’outil d’une reconnaissance, lorsque mon cœur fatigue à l’oubli de mon cœur, lorsque mon bras alourdi ne supporte plus l’épée de ma joie, lorsque je me fais défaut d’une phrase dont la complexité fait toute sa sexualité, lorsque le théâtre s’incline servilement à compenser la disparition des signes de notre humanité par quelques gestes de compromis, de connivence ou de cynisme… alors, pour ne pas m’enrôler dans une posture nihiliste appauvrissante, j’ai cette habitude, héritière des traditions verticales, de réviser mon histoire. Je m’égare dans des champs de bataille qui ne sont pas les miens. Je fais une étrange introspection archéologique dans des paysages de guerre où tout le génie des hommes s’est égorgé pour des raisons que ne soutiennent que cette déraison d’être brutalement homme. C’est une occupation crétine, au milieu d’autres occupations plus utiles comme écouter les oiseaux, chahuter les fourmis, picorer de la poésie, faire un peu la poule et glaner du rire sur les lèvres de ceux que j’aime. Mais, que veux-tu, il faut bien aussi comprendre les horreurs qui articulent toute cette bidoche. Je réunis des preuves, des indices qui m’obligent à prendre du recul sur le présent d’un monde axé sur son immédiat. J’étudie les grandes batailles de l’Histoire, comme d’autres sans doute étudient les champignons ou les gastéropodes. Le but étant de reconstituer une distance avec le sujet de mon existence pour ne pas perdre mon jugement. À force de pratique, des comparaisons et des analogies surgissent. Je regarde chaque événement avec une autre gravité. Je ne gaspille plus ma poudre dans des feux d’artifices inutiles. J’aiguise une vision dont l’axiome est de ne jamais s’enfermer dans une vision. Je facilite ainsi mes offensives intérieures et m’apaise des conflits stériles. C’est un point d’appui inhabituel qui n’offre de sérieux qu’un exercice évitant de reproduire des raisonnements communs. C’est une aberration assumée qui me protège des aberrations maquillées.

Cela pour t’expliquer, qu’hier soir, je réfléchissais à la situation d’encerclement complet dans lequel le théâtre français se trouve aujourd’hui. Encerclement qu’il a lui-même précipité, il y a de cela plusieurs années. Je ne vais pas entrer de nouveau dans les raisons de cet encerclement. Nous en avons beaucoup parlé. Ils sont nombreux ceux qui l’ont étudié, commenté, voulu, combattu… Finalement peu importe, il est trop tard. Dans la confusion et la pagaille qui règnent dans le camp retranché, tout le monde sait plus ou moins ce qu’il en est et ce qu’il en sera. Peu importe de savoir qui se bat contre qui. Ce qui est important c’est de savoir qui se bat contre quoi. Après tout, l’objectif fait les adversaires ou les alliés. Le reste nourrira une critique de l’histoire.

Il y a une bataille que je trouve appropriée pour prendre du recul sur la situation. C’est celle de Diên Biên Phu. Je t’entends déjà rire. Allons, je t’assure ce n’est pas pour faire plaisir à tes origines que je cite cette bataille. C’est bien qu’il y a dans la plus sanglante bataille de l'après Seconde Guerre mondiale, un motif qui pourrait nous être utile pour repenser la situation.

Les raisons qui décidèrent le général Henri Navarre à s’enfermer dans une cuvette aux confins du Viêtnam et du Laos sont connues. Il s’agissait d’établir un centre de gravité pour essayer d’inverser le cours du conflit par une bataille décisive. Ici le centre de gravité se conçoit sous la création d’un abcès de fixation dont le rôle est de saigner les bataillons de l’armée Viet Minh tout en leur coupant l’accès au Laos par le contrôle des itinéraires reliant le Laos, la Thaïlande, la Birmanie et la Chine. Ne t’inquiètes pas, je ne vais pas te dépeindre tout l’engagement de cette bataille. En tout cas pas ainsi, si je dois le faire, cela sera un soir de paix, en buvant quelques verres à tes côtés jusqu’à ce que l’alcool nous replonge dans des descriptions de casse-gueule de salon. En attendant, si tu veux en savoir plus, je ne puis que t’inciter à lire l'article de Jean-François Daguzan, du 23 novembre 2014 intitulé Dien Bien Phu : faute stratégique ou bonne idée qui a mal tourné ? écrit pour la revue Géopolitique diploweb.

Pour ma part, ce qui retient particulièrement mon attention est le choix tactique du système de « Défense hérisson » (Hedgehogs Defense) que le commandement français organisa. Et de l’autre, le choix fait par général Vo Nguyên Giap, de tracer une route de ravitaillement à travers la jungle et les flancs de montagne de Tung Giao à Diên Biên Phu, pour permettre à l’armée Viêt Minh de disposer autour de Diên Biên Phu de pièces d’artillerie qui pilonneront, à la surprise des français, l’ensemble du camp retranché. 

L'interview du 7 mai 2004, dans le journal l’Humanité, du général Giap est éclairante sur son choix tactique. « Les militaires français, selon leur logique formelle, avaient raison. Nous étions si loin de nos bases, à 500 kilomètres, 600 kilomètres. Ils étaient persuadés, forts de l’expérience des batailles précédentes, que nous ne pouvions pas ravitailler une armée sur un champ de bataille au-delà de 100 kilomètres et seulement pendant 20 jours. Or, nous avons ouvert des pistes, mobilisé 260 000 porteurs – nos pieds sont en fer, disaient-ils –, des milliers utilisant des vélos fabriqués à Saint-Étienne que nous avions bricolés pour pouvoir porter des charges de 250 kg. Pour l’état-major français, il était impossible que nous puissions hisser de l’artillerie sur les hauteurs dominant la cuvette de Diên Biên Phu et tirer à vue. Or, nous avons démonté les canons pour les transporter pièce par pièce dans des caches creusées à flanc de montagne et à l’insu de l’ennemi. Navarre avait relevé que nous n’avions jamais combattu en plein jour et en rase campagne. Il avait raison. Mais nous avons creusé 45 km de tranchées et 450 km de sapes de communications qui, jour après jour, ont grignoté les mamelons. »

Mais, en quoi ces propos éclairent-ils notre situation théâtrale ? Tout d’abord ils nous permettent de comparer deux choix tactiques et j’ose dire deux choix idéologiques. Mais surtout, ils nous aident à nous extirper des vicissitudes de nos petites opinions en nous offrant une perspective plus abstraite de notre sujet de préoccupation. Osons donc, même si cela est invraisemblable, une homologie entre la situation du théâtre et cette bataille. À bien y regarder nos institutions et l’ensemble du système d’organisation du spectacle vivant, aidés en cela par des idéologies tant politiques qu’économiques et donc au final esthétiques, font le choix d’une défense en hérisson. Cela est visible dans la politique des réseaux, dans les logiques de productions, et dans les défaillances symboliques des projets et comportements qu’elles entraînent. Dans ce « théâtre d’opération » les opérateurs culturels se regroupent pour essayer d’échapper à l’étau d’un abandon de notre politique publique. Ont-ils d’autres options ? À ce stade, il est possible que non. Il est possible que nous n’ayons plus le contrôle de notre volonté historique d’un théâtre public. Il est à craindre que l’accumulation des erreurs commises depuis de nombreuses années rendent inévitable le désastre de cet abandon de l’offensive des œuvres pour le plus grand nombre et cela dans l’indifférence de l’opinion publique comme ce le fut  aussi le cas pour Diên Biên Phu.

 Le « théâtre d’opération » du théâtre est donc réduit à une défense de mamelons à mamelons, chacun rêvant d’une intervention massive mystérieuse, comme les français rêvèrent jusqu’au bout à un raid massif de l’armée américaine pour les dégager de l’encerclement des Viêt Minh, mais en ce qui nous concerne, nous savons que cette intervention ne viendra ni de l’Europe et encore moins des États-Unis. L’art et la culture sont bien seuls ! Le bien public de l’art, atone de ces enjeux, a perdu l’initiative et attend le déferlement avec une roguerie  intellectuellement inaudible. 

Comment nous sortir de ce piège ? Sans soute devrions-nous réfléchir à la stratégie de la bicyclette du général Giap. Et faire confiance à la qualité massive de nos petits porteurs. Fédérer le plus de forces possible et porter notre charge en un endroit que l’adversaire n’est pas en mesure d’apprécier. C’est aussi assumer une diversité et une fragilité. C’est repenser le rôle des compagnies, des auteurs, des acteurs et du public. C’est ravitailler la diversité des œuvres en priorité de tous les projets normalisés. C’est croire en la durée du théâtre qui se fiche bien de la temporalité des médias. C’est refuser de copier des modèles empruntés à une économie ou à une histoire qui ne nous appartient pas. C’est consolider la critique et s’assurer de son indépendance. Une critique farouche qui n’aurait pas peur d’accepter la bataille et dont on aménagerait tous les supports, la voix, le papier, le net, comme le firent les Viêt Minh en aménageant les bicyclettes Renault pour que chaque critique puisse emporter jusqu'à 75 kg supplémentaires d’histoires, de mémoires, de réflecteurs politiques et poétiques. Il faut pédaler et faire confiance au temps qui grignote les pensées de sable. Mais surtout dans cette époque fragile, toujours ce méfier des soi-disant refuges qui nécessitent pour leur défense l’abandon de l’initiative libre de la pensée. Avant qu’il ne soit trop tard, nous avons intérêt à enfourcher nos bicyclettes. Nous avons intérêt à avancer armés de cette pensée de Confucius : « Se préparer au pire. Espérer le meilleur. Prendre ce qui vient. »

Voilà mon cher Jean-Pierre, cela pour commencer à réfléchir autrement car ce n’est pas parce que l’on change le nom d’un théâtre, comme le fit le colonel de Castries en baptisant de noms féminins les collines servant de point d’appui au camp retranché de Diên Biên Phu, que l’on change la réalité de la situation. Ce qui est charmant en communication peut s’avérer désolant en pratique

Aujourd’hui, alors que la question du modèle économique revient régulièrement dans le discours dominant en matraquant des apories ridicules comme celle de l’émergence, il me semble intéressant, si l’on veut éviter l’asphyxie, de méditer cette réflexion du général Giap : 

« Au cours de notre histoire, chaque fois que nous avons eu une ligne indépendante et créatrice, nous avons obtenu des succès, mais dès que nous avons pris pour modèles des expériences d'autres pays d'une manière dogmatique, ça n'a pas marché. »

Tu me diras, que ma démonstration est courte et qu’il faudrait en étayer l’argumentaire. Certes, mais cela c’est de la stratégie et dans ces temps d’escarmouches mesquines, elle nécessite un objectif commun. Le mien est celui d’un théâtre de la réconciliation. J’y rallie quelques camarades. Nous en reparlerons, je l’espère, dans une nuit de belles beuveries poétiques. Une de ces nuits nécessaires avant  la nuit des grands affrontements.

Vis et porte toi bien

 

la revue frictions