Discours prononcé à l’université Senghor

 

Bonjour,

 

J’ai en vieillissant, un entêtement, quasiment érotique avec les mots. 

Je suis possédé par leurs formes.  

Leurs accouplements me fascinent et l’effet de leur reproduction perpétue une quête qui me libère de l’exode du temps.

Vivre est une idée courte que l’on se doit de bien énoncer.

Vous m’excuserez donc de refuser la réduction de la totalité de ce que je suis et comprendrez avec indulgence que si j’utilise quelques substantifs tombés dans l’oubli ou quelques verbes délaissés, c’est que je ne puis me résoudre à les voir mourir en silence.

Je n’accepterai jamais de voir la lascivité de ma langue s’appauvrir.

C’est un spectacle trop triste que de toujours distinguer ce qui est déjà honoré, que de toujours dire ce qui est entendu, que de toujours articuler un conforme rassuré par son uniforme.

J’ose donc le caprice de ma langue et cela comme emmanchure pour venir vers vous.

 

Les aménités joyeuses des courants amicaux m’ont déposé sur le rivage de l’Egypte. 

Pour moi, c’est une gracieuseté du destin, brettelée des legs de l’histoire et de ses vastes héritages, que d’être ici à Alexandrie pour me présenter à vous et, tel l’oiseau qui jabote, de me songer dans l’émotion de quelques mots.

 

S’adresser à d’autres, c’est surtout s’adresser à soi. 

C’est être attentif à un énoncé que nos ablutions quotidiennes ne peuvent effacer. 

C’est, dans un tâtonnement, choisir de se présenter dans les vêtements d’un verbe plutôt que d’un autre. 

C’est pressentir que l’immensité de nous-même tient dans le squelette de quelques mots, dont nous avons responsabilité de carcasse. 

C’est accepter que la défroque d’un homme ne soit, au plus, qu’un point à fin d’une phrase.

C’est regarder bien en face ce visage, de tout et de rien, que nulle virgule ne pourra déguiser. 

Dans la limite de ce qui construit une vie, nous devons faire confiance au charpentage d’un discours qui a commencé avant nous et continuera après nous.  

Car toujours nos servitudes sont muettes. 

Car toujours nos renoncements sont taiseux. 

Car toujours nos trahisons sont silencieuses.

Mais toujours l’espoir d’un mot répond à l’espoir du mot suivant.

 

Poète, banni de la cité par Platon, comme l’oiseau tragique dupé par ses illusions.

Enfant exilé de moi-même par une généalogie où le corps ne résulte que de la disparition de sa condition. 

Conscience chassée du cosmos par le refus majeur et inévitable de n’être que le jouet du cosmos.

Homme, déporté du temps par l’incomplétude à accepter les indignités de mon époque.

J’ai trouvé refuge dans la République.

 

Voilà qui est très français.

Cet élan à confondre sa vie et son histoire au dernier mot de République. 

Cette capacité à s’amouracher d’une idée façonnée dans des années de luttes sanglantes, pour faire d’un mot, la destinée incroyable, d’hommes désireux d’échapper à la tourbe pour tutoyer la lumière. 

Cette volonté à faire insurrection d’humanité pour régir l’humanité à une hauteur toujours plus grande que son présent. 

Cette ingéniosité à accepter toutes les controverses sans jamais se résoudre à brader sa liberté.

Cette faculté à surmonter l’innommable en protégeant le désordre de l’être par l’ordre accordé à son progrès.

Ce génie à faire faction de tout ce qui pourrait entraver la marche de l’histoire vers autre chose que la promenade lente où notre âme ajuste son pas à l’espérance d’une autre âme rencontrée et aimée.

 

Je suis né fils de la République. 

J’ai grandi sous sa protection.

J’ai été soigné, instruit et endurci par cette fierté qui n’a besoin ni de dieux, ni de roi pour se défendre.

Trois mots lui suffisent pour faire corps.

Un poème l’ébranle.

Un autre la met en marche.

Un troisième la fige en une ligne sans peur.

Car la république se nourrit de l’excès de force de la poésie.

Elle aime les poètes et sait que la vérité de ses principes est composée de la multitude des parties qui ont charge d’un peu de son vrai. 

Elle n’oublie pas que tous les citoyens sont dépendants de la complexité de cet assemblage qui reflète l’état d’instruction de notre ignorance.

Ainsi, par-delà toutes les choses sensibles qui m’éduquent, il y a des principes et un idéal qui ont pris le nom de République. 

Cet idéal est une tempérance qui m’oblige à être plus fort que moi-même.

Qui m’oblige à souligner mes traits tremblants d’une conduite plus droite que moi. 

Qui m’oblige à faire vigilance des pensées réductrices qui transforment le Panthéon de nos mots en tombeaux de pensée.

 

Je suis un poète et j’appartiens à la République. 

Voilà une association qui aurait fait hurler de rire Platon et qui continue d’ailleurs à faire hurler de rire ceux qui se réclament de son école ou plus nombreux, les narcisses qui se proclament d’eux-mêmes.

 

Ici, il faut bien me comprendre. 

Appartenir à la République, ce n’est pas être poète d’État. 

Je reste un sauvage qui se moque des miroirs et qui applaudit les farces que des marionnettistes d’ombres chinoises projettent sur les parois de ma caverne.

Un poète est un espace public qui n’appartient ni à un État, ni à une idéologie politique, car un poète est fait de langage et le langage ne s’approprie pas. 

Il appartient à tous et n’obéit à aucune règle. 

Il est le palais du paria, la prison du nanti, le lit de l’amoureux, le glaive de l’exclus, le repas de toute une communauté.

 

L’état du poète est la liberté.

Une liberté indomptée que l’on ne peut ni apprivoiser ni  emprisonner.

Mais pour armer cette liberté, il n’est pas suffisant d’être comptable des mots, il faut aussi être comptable des conditions offertes pour que ces mots existent. 

Car à quoi sert-il de parler si personne n’est éduqué pour entendre ? 

À quoi sert-il de semer des mots si personne n’a la culture de les récolter ? 

À quoi bon écrire, si  l’on oublie de préserver sa bibliothèque ?

À quoi bon jouer, si le théâtre ferme ?

À quoi bon transmettre si l’école brûle ?

C’est donc que l’exigence du plus grand bien pour le plus grand nombre dépendra tant de celui qui sait tenir les comptes que de celui qui sait que tout ne peut pas être compté.

Qu’il faut réunir les conditions de la parole et tenir le livre de ses responsabilités.

Qu’il faut s’engager à défendre et à enrichir ce qui nous a été offert pour pouvoir l’offrir en plus bel héritage.

 

Nous pourrions être des arbres et ne communiquer que par voie chimique, en émettant des molécules gazeuses que le vent disperserait. 

Mais non, nous avons échappé aux caprices du vent grâce à la parole, dont la complexité fait d’un son un monde. 

Un même mot fait le pire ou le mieux. 

Tout est question d’usage car aucun mot n’est gratuit. 

Il faut avoir le courage de dire un mot. 

Il faut avoir le double courage d’en assumer le sens. 

 

J’aime le théâtre pour cela. 

C’est une arène où chacun est à l’école de sa responsabilité.  

C’est un petit néant du monde qui est là pour éclairer le monde. 

C’est un crédit fait à l’homme pour qu’il dépense sa nature et l’agrandisse d’autres destins comparables à lui-même. 

Il y a de la grandeur au théâtre à tenter de restaurer la souveraineté des abysses et des cimes de nos existences face à la tyrannie de notre condition. 

Car à chaque représentation, c’est cette souveraineté héroïque, toujours émouvante, toujours nouvelle, qui transforme les spectateurs.

Alors, quand je ne sais plus quoi espérer de ce monde, je vais au théâtre car il me reste toujours l’espérance d’un autre homme qui parle et réinvente le monde.

 

Dans cette république du langage qui a pour parlement le théâtre, la langue est un milieu naturel qui s’enrichit de la coprésence d’autres interlocuteurs.  

Son écosystème n’est pas un système unaire, ou même binaire, mais une conduite unitaire qui essaye de rendre compte de la richesse de l’individuation.

Le façonnement de nos identités s’améliore dans l’unité de nos différences en nous obligeant à nous civiliser.

C’est un travail au-delà de nous, qui commence par l’invitation à corriger la facilité destructrice du communautarisme qui remet en cause la neutralité de l’espace public.

Ce lieu d’utopie où l’on grave les signes qui nous servirons à nous définir et à nous redéfinir aux delà des limites finies de notre vie.

 

Qu’on le sache ! Ma république est  un mythe constructif qui s’opposera toujours à la confiscation de la langue par des initiés, ou à la thésaurisation de l’information par une classe supérieure qui laisserait chacun dans la superstition rassurante d’une vision simplifiée du monde, ou encore à l’embrigadement d’un mot pour en spolier son usage, ou pire à la confiscation de mon être par la censure de sa parole.

 

Dans cette république des langues, ma langue est le français, mon bien commun la francophonie.

La francophonie, ce sont de grands espaces, faits de corps et de rêves où résonne en milliers d’échos la voix de Léopold Sédar Senghor qui disait :

« Le français, ce sont les grandes orgues, qui se prêtent à tous les timbres, à tous les effets, des douceurs les plus suaves aux fulgurances de l'orage. »

 

Pour faciliter l’embarcation vers ces grands espaces, nous avons Gérald Grunberg et moi-même mis en œuvre au Théâtre de l’Union, une Capitainerie des langues dont le rôle essentiel est d’œuvrer à la fluidité du trafic des échanges de la langue française

Mais aussi à l’accueil des poètes dont les vaisseaux conduisent notre langue vers tous nos organes.

C’est enfin un réseau d’alerte, des événements marquants pouvant affecter en bien ou en mal les grandes circulations de la parole.

Cette Capitainerie est la vôtre, et nous aurons plaisir à vous y accueillir. 

Mais surtout à en améliorer avec vous le fonctionnement, la capacité d’accueil et la gestion opérationnelle. 

 

Les plus grandes découvertes de nous-mêmes se font au delà de nous-mêmes. 

Il faut toujours sur le quai rêver de s’embarquer de mots et, à l’embrun du monde, fuir le brouhaha des discordes qui détruisent en nous les joies babillardes et aventureuses de l’enfant qui apprend à parler.

 

Ainsi nous parlons, ainsi je vous parle, ainsi vous me parlez et le tintamarre des klaxons d’Alexandrie fête la prodigalité de notre salive. 

Cette huile de fraternité qui scelle toute rencontre.

 

Je vous remercie.

 

Jean Lambert-wild