Petites peaux de confiture

 

Petites peaux de confiture

Calenture N°47 de l’Hypogée

Je ne sais pas combien j’ai de peaux. 

Il est très de difficile de les compter. Elles se dissimulent et prolifèrent dans des  souterrains profonds, dans des champignonnières désaffectées, dans des fosses oubliées que même le hasard ne peut visiter.

S’il n’y avait leur poids que je porte péniblement,  je pourrais les ignorer totalement, d’ailleurs la plupart du temps je vis sans les apercevoir, tant je suis occupé, comme tout ceux qui portent une charge qui leur est interdite, à trouver les moyens d’acheter une existence.

Mais lorsque l’une d’elle émerge, une de ces peaux qui vivent en clandestines,  je me retrouve bégayant devant une inconnue que personne n’a eu la délicatesse de me présenter.

C’est particulièrement gênant et je ne sais comment vivre avec quelqu’un à qui je ne puis dire bonjour correctement. Une silhouette qui ne se retourne que pour un toi sifflé par un étranger. Une autre moi qui s’expose au soleil en utilisant un corps qui ne lui était pas destiné.

Ce n’est pas de la pudeur, car finalement cette nouvelle venue me recouvre entièrement, c’est plutôt que je suis gauche et ne sais comment porter les affublements de cette impudente si habile à recouvrir le peu que je suis.

Je m’exfolie en permanence. Cette usure laisse derrière moi des petits charniers. 

Au début, je prenais soin d’enterrer chaque peau morte, mais désormais, je laisse le vent disperser cet humus pollué de mon corps.

Il faut dire que leur durée de vie était plus importante que ce qu’elle est aujourd’hui. Il n’était pas rare de voir une peau s ‘épanouir pendant plusieurs mois. Cela me laissait le temps de vivre avec elle, de m’habituer à son odeur, de comprendre ses plis, de lire ses rides, pour simplement parfois dans les derniers jours l’aimer. Je pouvais préparer mon deuil avec méthode car leur mort n’était jamais soudaine.  

Qu’il est loin ce temps, ou une peau s’enflammait d’émotions puis s’éteignait lentement en rougissant.  

C’est à présent un spectacle insoutenable de les voir tomber sans prendre d’autre plaisir que de sortir un instant du néant. Je n’ai plus le temps d’organiser une cérémonie. Je n’ai plus le temps de dire une prière, de verser une larme, de me sentir nu. Elles tombent à terre comme des serpillières et je ne n’ai plus la force de les ramasser. Pire encore, et je me déçois de cet abandon, je ne fais plus d’efforts pour me baisser. A quoi bon ! A quoi bon… Ce carnage me laisse seul, sans même l’émotion d’un souvenir. J’essaye, et ce n’est pas une coquetterie, de dissimuler un peu la chose en ne sortant que la nuit, ou par jour de grand vents, ou encore en me roulant dans des flaques de boue pour maquiller un peu cette perte que, pour ma santé, les médecins me demandent d’ignorer.

Si leur durée de vie ne m’offre plus beaucoup d’occasions de me réjouir, je dois avouer qu’avec l’âge elles sont devenues de plus en plus complexes, et qu’une telle complexité égaie l’observateur méticuleux que je suis.

Certaines ressemblent à s’y méprendre à une peau de mouton ou à l’écorce déroulée d’un bouleau, ou bien aux  écailles placoïdes d’un poisson cartilagineux. D’autres cultivent des odeurs qui puisent dans la mémoire de mon estomac des parfums associant le moisi et l’urine, le jus chaud d’une canne à sucre broyé au souffre  acre d’un volcan, la fleur de sel d’un océan indifférent à la viande ferreuse d’un taureau écumant. 

Il y en a, plus expertes, qui se parent de couleurs, imitant des oiseaux, des fleurs, le panache d’un paon ou la rouille du socle d’une charrue abandonnée un matin dans les ronces. J’en ai vu des frivoles, des amoureuses de l’art, des férues d’architecture, une fois même une littéraire qui était recouverte d’idéogrammes. Dans leur fugacité, aucune ne cède à la facilité. 

C’est une distraction importante qui me permet de ne m’inquiéter ni de leur provenance ni de leur sort. Je peux, en feignant l’insouciance, rire de leur extravagance. C’est mardi-gras tous les jours. Peu m’importe de savoir qui cout et prépare les costumes tant que la pièce reste divertissante. Dans l’ennui d’une mort à répétition, il faut bien que je trouve le moyen de m’évader du sort méprisable de ma condition.

Ma mère a toujours eu la peau du cœur fragile. 

Mes desquamations successives l’inquiétaient.  Que faire d’un fils qui ne se sent pas bien dans sa peau ? Que faire d’un fils qui ne sait pas quoi faire de sa peau ! 

Cette femme, qui s’était toujours levée la peau pour ses enfants, se sentait coupable et chercha par tous les moyens à faire la peau à mes peaux. 

Elle commença par me protéger du soleil, puis elle me badigeonna avec des crèmes, des lotions hydratantes, des huiles essentielles, des extraits végétaux de soja, d’avocat, de karité, de ricin, de jojoba, puis ce fut des savons doux, des lotions astringentes, des masques adoucissants, des gels moussants, des produits à base de zinc, de fer, de cuivre, des bains chauds, des douches froides, de l’eau, beaucoup d’eau, beaucoup trop d’eau.

Mais tous ses soins aggravaient encore le phénomène. Les peaux  semblaient prendre plaisir à ces traitements. Elles grossissaient. Je pouvais les entendre se tordre de plaisir et ronronner. Leur grain se faisait si serré que j’avais du mal à respirer. A me saponifier, ma mère m’étouffait. 

Tous les efforts de ma mère ne furent que peau de balle et balais de crin. Elle eut beau masser, bouchonner, astiquer, lustrer, étriller, farder, empoisser, maculer, maltraiter, elle eut beau faire, elle fut vaincue par mes pelades. 

Je la revois encore, petite femme abattue baissant les bras, se résigner de mes transformations et chercher dans le renoncement d’une excuse à adoucir ce sort dont elle se croyait être la sorcière.

Le renoncement n’étant pas féminin, dans son chaudron de cuivre ma mère se transforma. 

Pour ce faire, elle se procura des recettes de grand-mères, des rumeurs gribouillées sur des carnets hérités d’ancêtres vagabonds, des descriptions fines illustrées de gravures détaillées d’éditeurs mystérieux. Quand elle sut réciter ces nouveaux enchantements sans remuer des lèvres, elle prit du sucre et des fruits et, en invoquant les génies de l’eau et du feu, elle se métamorphosa en confiturière. 

Lorsque cela eut lieu,  je fus très impressionné. Je la regardais cuirassée de son tablier, armée de sa longue cuillère de bois comme une Walkyrie volant au dessus du champ de bataille où tôt ou tard je finirais par perdre ma peau. C’était une révolution dans la maison. C’était une prise d’armes qui dépossédait toutes les volontés d’un possible accomplissement contraire.  La cuisine était devenue un sanctuaire familial de vapeurs embaumées où elle livrait un culte délicieux aux fruits confits, aux sirops et aux écumes de miel.

J’ai cru longtemps que cette possession sucrée était un cas unique, mais j’ai appris depuis peu, en conversant avec des hommes et des femmes qui hésitaient encore sur la peau qu’ils devraient conserver en vieillissant, que cette transformation était somme toute commune et qu’elle atteignait par degrés divers de nombreuses mères, parfois même des pères. Que c’était, un stade de l’évolution de nos géniteurs, une fonction royale qui leur garantissait le contrôle du ventre de leurs enfants. La peur de l’abandon poussait ainsi des parents à sucrer des fraises avant  même que leurs mains devenues trop tremblantes ne puissent retenir le fruit de leur vie.

Ainsi ma mère faisait. Bien-sûr elle avait peur, peur de n’avoir plus personne à nourrir, peur d’être abandonnée, peur de n’avoir même plus la force de se nourrir elle même, mais devant cette peur qui semble-t-il dévore toute parenté, il y avait une volonté plus grande et plus puissante. Cette petite femme, qui m’avait nourri avant que je ne puisse me nourrir, refusait de me laisser seul la peau sur les os.

Il est vrai que je suis un tas de peaux. Il n’y pas grand chose à manger. Si des ogres s’attaquaient au troupeau des hommes, ils ne prêteraient pas d’attention à cette bête chétive. Je n’enflamme pas la gourmandise. Il n’y a en moi pas de quoi faire un repas. 

J’ai toujours pensé que cette infirmité pondérale m’offrait quelques avantages. Je peux par exemple être explorateur et ne rien craindre des cannibales. Je peux me promener seul dans les bois et me moquer des loups séducteurs.  Je peux monter dans un arbre et me balancer à la plus fine des branches. Je peux entre deux murs tutoyer les lézards. 

Ma mère ne voyait pas les choses ainsi. 

Elle me fit jurer de toujours finir mon assiette, de lécher les plats, de plonger mes doigts dans les pots, de me barbouiller les joues de confiture. 

Elle savait par expérience, que les mal bâtis sont toujours dans la mauvaise file.  Elle savait que l’on lance des pierres à celui qui n’honore pas sa nature, qu’une peau ne vaut pas mieux qu’un tambour. Elle savait que les corps de malheur sont toujours les premiers sacrifiés, que ma maigreur était signe de disette.

Je devais être ce poupon gras et rosé qui garantirait à sa famille la prospérité. Je devais être ce fils prodigue aux joues rebondies pour qui un festin était toujours prêt. 

J’ai donc obéi au serment de ma mère. 

Ainsi mon enfance fut une farandole d’affections confites

Ma mère derrière ses fourneaux et moi, dès le matin, les coudes sur la table, à tartiner de confiture tout ce qu’elle me présentait. 

Confiture de pomme, confiture de cassis aux groseilles, confiture de pamplemousse rose au thym et miel, confiture de courge à la vanille, confiture de potimarron,  de poire et noix de coco, confiture de courgette au citron, confiture de pastèque au cidre, confiture aux fraises des bois et à l’eau de rose, confiture de lait, de rhubarbe, de figues à la vanille, d’abricot aux amandes, d’azerole et de menthe, de betterave, de coquelicots,  de tomates vertes, d’ananas au gingembre, marmelade d’oranges amères,   marmelade de prunes variées, toutes englouties pour combler  l’entrée de cette grotte où mes peaux se reproduisaient.

Le manège de cette médecine n’eut pas de résultat.  

Mes peaux  s’épanouissaient. Elles cassaient cette gangue de sucre sans efforts. A part une doucereuse odeur de caramel les jours de canicule, elles ne semblaient pas affectées par l’engloutissement quotidien des espérances nourricières de ma mère. 

Comme tout jeune homme qui doit continuer un chemin qu’il n’a pas à l’origine choisi, j’ai, à ma majorité, quitté le foyer familial. Je suis parti avec mes peaux et, c’est là le trait de caractère le plus attendrissant de ma mère, qui ne reconnaissant aucune réalité ne peut s’y soumettre, avec une valise pleine de pots de confiture. 

Sans trop d’efforts et conformément au plan prévu pour ma classe sociale, je tins mon rang et me bâtit une situation. Mes peaux m’aidèrent quelques fois dans ce monde d’apparence où la position d’un homme dépend plus de ce qu’il prétend que de ce qu’il est. 

Curieusement, je m’aperçus que bien peu de monde avait conscience de mon handicap. Il semblait que mon état offrait une apparence de communion où tout un chacun pouvait se refléter et se retrouver. 

J’aurais pu mener une vie normale, et oublier ce qui n’était qu’une angoisse sortie d’un livre de contes, mais ma mère continuait avec une régularité horlogère à m’envoyer des pots de confiture. 

Mes placards étaient pleins de pots confiture. Mes armoires, le dessous de mon lit, la buanderie, le grenier, le garage, le coffre de la voiture, débordaient de pots,  de bocaux, de seaux. 

Je ne savais plus quoi en faire. 

Décidé à vivre une vie normale à l’image des vies normales que je côtoyais, je refusais de gouter ces mixtures qui avaient tartiné mon enfance. J’aurai pu en donner à quelques amis, mais cela me faisait honte. J’aurais pu m’en débarrasser mais je n’osais pas.  

Je baignais dans la confiture. Elle suintait des murs. Elle engloutissait tout. C’était un torrent qui m’empêchait de sortir de chez moi.  Je n’eus bientôt plus que mon lit  comme refuge. Vivant dans l’effroi de faire chavirer ce dernier radeau, je n’osais plus bouger.  Je dérivais en fixant le plafond, et je me consolais en constatant que les escarres accéléraient la floraison de mes peaux et que peut-être, je pourrais  alors, m’en débarrasser plus rapidement

Peines perdues…

Peines perdues car je suis gorgé des fruits du ventre de ma mère. Peines perdues car je suis la bassine où cuit la pulpe de sa chair.

Apparue ce matin, cette dernière peau de confiture m’a décidé à sortir de mon lit.

A venir vers vous. 

A partager un peu de mon histoire en vous distribuant quelques petits pots qu’à tout hasard j’avais gardés près de moi. Ils ont la saveur des jours oubliés à dévorer le monde sans se préoccuper dés lendemains.

C’est sans doute ma dernière peau. 

Elle retient ce que je suis. 

Enfin, je peux la percer, la rompre, la déchirer.

Enfin, vous pouvez me manger !

 

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